Venez, allez, n'hésitez pas ...

Laissez- moi vous prendre la main et vous emmener dans mon monde.
Pour quelques instants, quittez ce présent.
Je vous invite au rire, à l'évasion, à sauter à pieds joints dans mon imagination.
Alors, on y va?

lundi 15 mars 2010

Le ventre de Paris


— Il est 6h, tout de suite, les titres de l’actualité. Un homme est décédé cette nuit du froid dans le bois de Vincennes…
Clic.
La voix du réveil résonne dans la chambre et parvient difficilement à sortir Clara de son profond sommeil.
Et puis, un œil, l’autre. Debout.
Douche. Maquillage. Habillage. Café.
La porte de l’immeuble claque. Elle est dehors.
Le froid glace brutalement son visage et ses mains. Comme chaque matin, Clara est saisie par la température extérieure. Cette année, l’hiver est plutôt rude.
Le soleil n’est pas encore levé, les bourrasques de vent balaient les trottoirs encore vides de la capitale. Sa longue chevelure s’envole. Elle ajuste son étole, ses gants de cuir et s’élance d’un pas rapide en direction de la bouche de métro la plus proche.

Même itinéraire. Mêmes trottoirs. Mêmes façades d’immeubles haussmanniens.
Mêmes odeurs aussi. La cave du fromager. Le fournil du boulanger. Et plus loin, la halle aux fruits.
Idem, la surprenante odeur acre et doucereuse de sueur rance et d’œuf pourri qui transpire des murs du métro et saisi la gorge dès les premières marches descendues.

Mais chaque matin, Clara s’émerveille.
Elle s’amuse de l’entrelacs des lignes du métro. Bleues, vertes, violettes, jaunes, ces chemins colorés qui transpercent le ventre de la capitale l’envoûtent.
Un, deux puis trois escaliers. Et hop, elle est à vingt-cinq mètres sous terre. Elle traverse, vaporeuse, la ville de l’intérieur. Hommes, femmes, tous se croisent, s’emmêlent, se poussent, se bousculent. Tous ces corps qui se touchent, cela l’émeut.

Aveugle.
Elle ne voit pas la femme assise dans le recoin près de la vitrine, son enfant dans les bras.

D’elle, les murs du métro ne retiendront qu’une silhouette anonyme, fuyante, un voile parfumé qui s’évapore.

Inenvisageables. Des hommes, des femmes, de l’autre côté de cette paroi.
Plus bas, plus profond, loin des bruits, de la lumière des hommes et de la vie, des êtres privés d’existence, d’identité vivent terrés, repliés, calfeutrés.
Oubliée la cave du fromager, le fournil du boulanger, la halle du fruitier.
Senteurs d’égouts et d’œuf pourri, moiteur si caractéristique du ventre de Paris.
De l’entrelacs coloré des lignes du métropolitain, ils ne connaissent que les rats, les stations désaffectées, et l’insalubrité.

Inconcevables zombies poussés hors du tumulte de la vie. Éjectés du monde des vivants, rayés du monde de la surface.
Des hommes ? Non, des spectres qui survivent comme des animaux. Des pestiférés qui s’acharnent à conserver le peu de dignité qui fait d’eux des êtres encore humains.
Installés dans l’antichambre de la mort, ils attendent. Quoi ? Rien.

Survie. Ultime sursaut de reconnaissance. Parfois, l’un d’entre eux remonte à la surface.
Escaliers délabrés. Urine. Excréments. Déchets puants.
Il s’assoit près de nous. Si proche et pourtant invisible. Son nom, c’était Alain.
Recroquevillé par terre près de la poubelle, il croise ces silhouettes parfumées, ces chaussures cirées, ces mallettes verrouillées, ces milliers de jambes qui tourbillonnent.
Fatigué, il ne tend même plus la main.
Il attend prostré et finalement préfère au mépris et à l’ignorance de tous ces figurants de la vie, l’ennui et la pestilence du ventre de Paris.
Alors, il redescend fuyant toutes les Clara et leurs chaussures de cuir vernies.

Peut-être un jour, elles se rendront compte.
Elles et tous les autres.
Mais alors pour lui, pour Alain, l’ingénieur, ce sera trop tard. Le ventre de Paris aura déjà eu raison de lui.

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